C’est
décidément chose étrange comme la messe, dans l’histoire religieuse de notre
pays, a pu faire l’enjeu de débats et le fait encore, même depuis que l’immense
majorité de nos concitoyens a cessé de s’y rendre, au point que l’on peut se
demander, parfois, si toute cette chamaillerie épisodique n’entre point parmi
les indicateurs de notre identité française. Que l’on songe à la fameuse
boutade d’Henri IV converti par diplomatie au catholicisme, dans la perspective
de son sacre de 1593 : « Paris vaut bien une messe », ou encore, en plein
affrontement de la République et de l’Église à l’aube du siècle dernier, aux
non moins fameuses « fiches » du Général André qui portaient éventuellement,
sur les cadres de l’Armée, l’indication suivante : « va à la messe ». Alors que
la normalisation d’une forme ordinaire et d’une forme extraordinaire
du même rite romain (2007) n’a pas encore tout à fait aplani la courbe d’une
opposition névralgique entre la « nouvelle messe » (1969) et la « messe de
toujours » (?) qui connut chez nous son pic entre 1976 et 1988, la messe s’est
trouvée tout récemment au cœur des revendications d’un puissant « lobby »
catholique, au spectre complexe, auprès des autorités civiles, injustement
soupçonnées de compromissions avec un antichristianisme souterrain et invétéré.
Parce qu’elle a fait couler beaucoup d’encre ces derniers temps, … il me tient
à cœur de toucher quelques mots de la messe ou, plus exactement, de
l’Eucharistie.
Assurément,
la messe, passablement estompée du paysage sociologique français et désertée
par une masse toujours plus considérable de baptisés officiels, a fait ces
jours-ci beaucoup de réclame. (Mais), sous la messe, l’Eucharistie ne
s’est-elle pas fait ces temps-ci quelque peu oublier ? Tout le bruit que l’on a
fait (…) ne nous empêche-t-il pas
d’entendre l’Eucharistie ? Ne nous distrait-il pas sans cesse d’entrer dans le
processus vertigineux qu’a inauguré, pour nous, au soir de sa passion, le geste
à la fois si simple et si innovant de Jésus ?
Je
parlerai donc ici comme modeste théologien, mais aussi, tout simplement, comme
baptisé, comme chrétien du XXIe siècle, comme chrétien « œcuménique » aussi
respectueux de l’héritage de nos Pères dans la foi que soucieux de la réception
de l’Évangile par le monde d’aujourd’hui. [Rappelons d’abord que les sacrements
chrétiens, gestes sauveurs du Christ identifiés et sans cesse approfondis par
l’Église, traversent l’histoire des hommes : le style de leur célébration comme
la théologie que l’on en fait. À commencer par l’Eucharistie qui est le plus
grand d’entre eux, et justement parce qu’il est le plus grand. Tantum ergo
Sacramentum… ]
La
théologie du haut moyen-âge occidental, régressant à cet égard sur des pages
d’Augustin qui n’ont rien perdu de leur justesse (Cité de Dieu, X, 6 ;
Sermon 272), a parlé volontiers – et maladroitement – des sacrements comme
« vases » et comme « remèdes ». Mais les sacrements ne sont pas des vases tels
qu’il s’en voyait autrefois sur les rayons des apothicaires et, même si le
Christ guérit, les sacrements ne sont pas davantage des « médicaments » dans le
sens immédiat du terme. Le Corps du Christ n’est pas une barre énergétique, ni
le Sang du Christ une tisane bio. Or est-il bien sûr qu’une conception magique,
utilitariste et égoïste des sacrements, et particulièrement de l’Eucharistie,
ne continue pas, aujourd’hui, à hanter le tréfonds des consciences chrétiennes
?
Peut-être
la véritable « institution » de l’Eucharistie serait-elle à chercher dans la
parole de Jésus lui-même en Mt 18, 20 : Quand deux ou trois sont réunis en
mon Nom, Je suis là au milieu d’eux. L’Eucharistie n’est donc pas ce
Quelque chose, si précieux soit-il, si « sacré » soit-il, à quoi nous la
réduisons par commodité, par faiblesse, par régression, par intérêt : elle est
Lui, elle est Nous, elle est Lui avec Nous et Nous avec Lui, elle est cet
Entre-Nous au milieu duquel Il surgit (ressuscite), au milieu duquel Il se
produit librement comme Événement pascal, comme Événement unique.
La
chosification récurrente et endémique de l’Eucharistie a deux corollaires. Le
premier est le consumérisme sacramentel qui, inconsciemment sans doute, use de
l’Eucharistie, non comme du Pain de vie (Jn 6, 34), non comme du
Vivant-Pain postulant le vivre, mais comme d’un objet de consommation religieuse
qui se juxtapose sans scrupules, à d’autres formes du consumérisme moderne,
avec tous les excitants émotionnels qui les accompagnent d’ordinaire. L’on se
met alors à réclamer le sacrement comme un droit… on exige son église comme son
restaurant ou sa station-service, dans une même « grande-surface » des besoins
et des choses dont l’indifférenciation, affleurant dans
Car
l’on ne vient pas à l’Eucharistie automatiquement, machinalement, pour obtenir
son quota de satisfactions personnelles et de relations sociales adjacentes.
Une plus grande frugalité ne serait-elle pas de mise, que n’imposerait ni la
pénurie grandissante de ministres, ni je ne sais quelle recrudescence de
sévérité janséniste, mais la nature même de l’Eucharistie ? Ne faudrait-il pas
envisager courageusement, pour l’avenir, des messes plus espacées dans le
temps… En d’autres termes, c’est l’épaisseur et la consistance de nos «
provisions » eucharistiques qui sont à examiner et à travailler : provisions
humaines faites de nos énergies, de nos travaux, de nos épreuves, de nos joies,
de nos relations, tout ceci pour des eucharisties moins obligées, moins
automatiques, moins machinales, qui viendraient tout simplement en leur lieu et
en leur temps, et par conséquent plus à même de sustenter, parce que
nécessitées par un arriéré de vie plus incarnée, plus ardente, et peut-être
plus périlleuse (voir Ac 27, 33-38).
Moins
immédiat, mais non moins grave, le second corollaire de la chosification de
l’Eucharistie, est le cléricalisme. Dans ces conditions, largement entretenues
par les séquelles d’une théologie scolastique et tridentine mal comprise, le
prêtre s’impose comme le « sacrificateur » attitré qui « fabrique », qui «
confectionne » l’Eucharistie (sacra facere), qui a autorité sur elle –
sur Dieu même, pensez ! –, qui l’administre, qui la possède, … (il faudrait
évoquer ici la focalisation quasi magique sur les paroles de la consécration,
si préjudiciable à l’équilibre de la théologie eucharistique). Prêtre fabriqué
comme sacré par les instituts de formation cléricale, se fabriquant lui-même
comme sacré dans la représentation qu’il a de lui-même, et fabricant de sacré
aux yeux de trop de chrétiens qui en restent à une religion préchrétienne,
voire non chrétienne[1]. Tout cela est aussi dangereux que désuet. En réalité
ce n’est pas le prêtre, encore moins le prêtre seul, qui « fait »
l’Eucharistie, mais l’Église. Le prêtre n’est pas… le fournisseur de la dévotion eucharistique,
mais l’intermédiaire – l’entremetteur judicieux et délicat – de la Rencontre de
la Communauté avec son Seigneur. Faut-il ajouter que des hommes mariés seraient
tout à fait en mesure de satisfaire à une telle reconfiguration du ministère
ordonné ?
Tout
ce minerai eucharistique, infiniment précieux, est à discerner après coup, à
garder en mémoire, à conduire à l’église quand l’église est ouverte, et à
apporter dans l’offertoire secret de nos messes dominicales, afin de ne pas y
arriver le cœur vide. La fraction du pain (le premier et le plus beau
nom de l’Eucharistie, Lc 24, 35 ; Ac 2, 42) dit quelque chose de la « fragilité
» de Dieu et de la nôtre, en chemin : elle peut fulgurer tout à coup, entre les
mains humaines les plus humbles, les plus rudes, les plus inattendues, tandis
qu’elle échappe des mains de ceux qui pensent en être les propriétaires. Au
vrai, il se rencontre partout des éclats du Vivant, et nous sommes nous-mêmes
ces éclats. Nul ne saurait mettre la main sur lui (Jn 7, 30), ni
individu, ni institution. La manne est pure gratuité : elle pourrit dès
l’instant qu’on la met en réserve (Ex 16, 19-21).
Si
le temps de confinement et de suspension du « culte » public nous a permis de
prendre la mesure de la distance qui sépare les deux extrêmes de cette
alternative, autrement dit du pas que le Seigneur de l’histoire attend de nous,
alors, pour parler comme le bon roi Henri, le bénéfice que nous avons retiré
valait bien quelques messes… en moins.
fr.
François Cassingena-Trévedy,
20
mai 2020, solennité de l’Ascension
[1] J’ai inventorié les attaches historiques, psychologiques et politiques de tout cela dans mon petit livre Te igitur. Autour du Missel de saint Pie V, éditons Ad Solem, 2007.
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