samedi 2 mai 2020

Père Gilbert Brun : entretien avec le Frère Bruno Cadoré


Bonjour à tous,
Voici un entretien du Dominicain Bruno CADORE par Jean-François COLOSSIMO.
A lire tranquillement, car un peu long, mais c’est remarquable.

Gilbert

A L'HEURE DU COVID-19, SUR LE MOMENT ET SUR L'APRES

Entretien avec le frère Bruno Cadoré, o.p.

En ce temps pris entre confinement et déconfinement, Le Cerf poursuit sa mission et son métier de publier. Nous sommes heureux de vous offrir en libre accès cet entretien exceptionnel et au long cours avec le frère Bruno Cadoré où, dans le droit fil de la tradition dominicaine, la foi et la raison entrent en dialogue. Si recueillir sa parole au cœur de la pandémie actuelle nous est apparu crucial, c’est que ses diverses expériences de vie et ses nombreuses expertises de savoir lui confèrent un rare regard global sur la crise planétaire que nous traversons, sur les questions inédites, multiformes, entrecroisées qu’elle pose et sur le profond bouleversement de nos habitudes d’hier que nous avions transformées en certitudes.
Docteur en médecine, le frère Bruno a connu tôt le monde de la recherche scientifique pour avoir mené une thèse dans le secteur innovant de l’hématologie pédiatrique. Docteur en théologie morale, il s’est immédiatement tourné vers la bioéthique devenue entre-temps un champ décisif pour l’avenir de nos sociétés. Directeur du Centre d’éthique médicale à l’Institut catholique de Lille, il s’est engagé dans la cité en siégeant au Conseil national du Sida. Dans le même temps, le frère Bruno a occupé tour à tour les charges de maître des frères étudiants et de prieur provincial au sein de la Province de France. Le 5 septembre 2010, lors de leur chapitre général à Rome, ses frères l’ont élu Maître de l'Ordre des Prêcheurs. Au cours des neuf années de son mandat, qui s’est achevé le 13 juillet 2019, il a visité les cinq continents, prenant ainsi toute la mesure des défis de la mondialisation. Auteur d’une œuvre remarquée sur la nécessité d’une interdisciplinarité ouverte dans le monde savant et du rôle de la théologie comme de la spiritualité au sein de cette quête, il a livré ses réflexions sur le devenir du monde, de l’homme et du christianisme dans son livre majeur, Avec Lui, écouter l'envers du monde, publié aux Éditions du Cerf.
On retrouvera toutes ces qualités dans cet entretien au long cours, sans concession mais non sans espérance, tout à la fois éclairant, percutant et stimulant. Nous remercions le frère Bruno Cadoré de nous en avoir fait l’amitié et nous vous en souhaitons une bonne lecture.

Frère Bruno, en tant que scientifique, comment analysez-vous l’irruption de la pandémie ? Était-elle prévisible ou imprévisible ? A-t-elle entamé ou renforcé le magistère savant ?

La pandémie a rappelé que l’ignorance est un moteur essentiel de la quête de la connaissance. Son explosion a conduit à réclamer aux scientifiques des applications pratiques immédiates. Or, ils ne savaient pas tout et c’était bien normal puisque le phénomène, en soi et dans ses conséquences, était pour partie inédit. Certes, ce n’est pas la première pandémie et celle-ci était en quelque sorte attendue, des engagements avaient été pris, des plans d’action préparés. Mais, le moment venu, tout ne se passe pas forcément comme on l’avait prévu. Avec modestie, il faut alors adapter l’action au principe de précaution et accepter d’agir dans un contexte incertain. Enfin, même s’ils apportent leur expertise, les scientifiques n’ont pas vocation à combler la frustration que suscitent ces limitations.
Cette redécouverte brutale de l’ignorance et de l’incertitude a heurté la mentalité contemporaine qui s’est habituée à la logique binaire du problème à résoudre et de la solution à apporter. À l’inverse, l’humilité face à l’incertitude est une qualité fondamentale du processus de la recherche. En rendant les armes face à la pression d’obtenir des « résultats », la science se condamnerait d’elle-même.
Une autre distorsion dans la perception a prévalu. Ce sont les sciences biologiques et médicales qui ont été principalement sollicitées et qui, du coup, ont été médiatisées à l’infini ou presque. Or un phénomène tel que la pandémie que nous subissons, qu’il s’agisse d’affronter le moment-Covid ou de préparer l’après-Covid, convoque bien d’autres sciences, en particulier les sciences humaines, et exige une conversation rigoureuse entre elles.

L’idée récurrente qu’il nous faut sérieusement interroger cette emprise subite de la « science », cette épiphanie d’un « gouvernement médical » sous les plumes les plus polémiques, ne vous apparaît donc pas injustifiée ?

Seule l’interaction critique que je viens de décrire garantit que le discours scientifique sera solide, à la fois fondé et fécond. Centré sur l’essentiel aussi. La personne humaine, le plus grand respect de sa dignité, le plus grand souci de ses droits doivent en être le premier enjeu. Autrement dit, l’irréductibilité, l’intégralité et l’intégrité de chacune et de chacun d’entre nous. Mais aussi la dignité sociale de tous qui doit garder sa part de primauté : l’attention qu’il faut toujours accorder à l’articulation, la plus juste possible, entre la préservation des libertés individuelles et la promotion du bien commun ; la vigilance qu’il s’agit de toujours porter à ce que nulle contrainte, rendue nécessaire pour un temps limité et pour des motifs précis, n’ouvre la porte à des excès ; le souci qui doit toujours être constant des plus vulnérables, individuellement ou socialement, afin qu’ils ne se retrouvent pas davantage exposés ou marginalisés. Telle est la double exigence et le même aiguillon dont l’action politique a incessamment à se servir comme d’une boussole.
La pandémie nous a ainsi appris ou réappris que la libre conversation des sciences et leur juste contribution à la décision publique devraient relever des exigences fondamentales de la démocratie dès lors qu’il s’agit de prendre soin ensemble de la Cité.

Cette primauté de l’humain que vous soulignez d’emblée invite à faire appel au théologien que vous êtes aussi. Comment interpréter cet événement au regard de l'histoire du monde et du salut ?

Bouleversé à l’instar de quiconque par l’irruption de la pandémie, le cortège d’anxiétés, de souffrances, de deuils qui l’accompagne, la mutation des conditions de vie qu’elle implique pour aujourd’hui et pour demain, le théologien ne peut pas toutefois ne pas questionner la concentration et l’amplitude de l’attention planétaire que cette catastrophe a suscitée comme jamais nulle autre auparavant. Sans la relativiser en rien et tout en la jugeant extrêmement sérieuse, très grave et objet légitime d’une mobilisation maximale, elle fait néanmoins nombre avec d’autres catastrophes globales qui causent bien des malheurs du monde.
Cette réaction unanime souligne, si besoin était, qu’il y a bien là un moment singulier. Mais lequel ? La pandémie nous inviterait-elle à sortir de notre mécanique d’aveuglements, à oser considérer l’histoire du monde de manière plus universelle, à faire davantage place aux horizons d’espérance qui animent son élan de vie ? Et si oui, saurons-nous nous saisir de cette opportunité ?

Cette primauté de l’humain que vous soulignez d’emblée invite à faire appel au théologien que vous êtes aussi. Comment interpréter cet événement au regard de l'histoire du monde et du salut ?

Bouleversé à l’instar de quiconque par l’irruption de la pandémie, le cortège d’anxiétés, de souffrances, de deuils qui l’accompagne, la mutation des conditions de vie qu’elle implique pour aujourd’hui et pour demain, le théologien ne peut pas toutefois ne pas questionner la concentration et l’amplitude de l’attention planétaire que cette catastrophe a suscitée comme jamais nulle autre auparavant. Sans la relativiser en rien et tout en la jugeant extrêmement sérieuse, très grave et objet légitime d’une mobilisation maximale, elle fait néanmoins nombre avec d’autres catastrophes globales qui causent bien des malheurs du monde.
Cette réaction unanime souligne, si besoin était, qu’il y a bien là un moment singulier. Mais lequel ? La pandémie nous inviterait-elle à sortir de notre mécanique d’aveuglements, à oser considérer l’histoire du monde de manière plus universelle, à faire davantage place aux horizons d’espérance qui animent son élan de vie ? Et si oui, saurons-nous nous saisir de cette opportunité ?

Il est cependant des croyants qu’interpellent les versets bibliques associant catastrophe et punition, des agnostiques qui blâment l’indifférence de Dieu, des incroyants qui voient là une preuve de sa non-existence. Et vous ?

Même en temps ordinaire, un théologien qui s’interroge commence par se tourner vers la Bible. Au contraire des passages scripturaires qui semblent invoquer quelque punition divine, c’est un autre qui me vient à l’esprit. Celui, dans l’Évangile, de la barque voguant sur la mer de Galilée, prise dans la tempête, et de l’incompréhension des disciples à voir Jésus dormir paisiblement. Serait-il insouciant, insensible, indifférent à leur sort ? Et si, à rebours, son attitude exprimait la confiance que Dieu met en l’homme, en ses qualités de bonté, de générosité, de solidarité, en son intelligence, pour guider sa vie à travers la tourmente sans s’y perdre ?
Cet épisode est comme tous ceux où Jésus manifeste ce que signifie la compassion, c’est-à-dire le souci d’autrui, le soin de tous, la détermination à ne laisser personne dans les ravins de l’histoire. Ils sont essentiels pour tenter de dessiner la face du Dieu de l’Alliance, le Père qui se révèle au long des temps bibliques jusqu’à son accomplissement dans le visage de Jésus-Christ, le Fils qui a pris chair. Le désordre, le malheur, l’impuissance font partie de la création. La présence indéfectible du Créateur au côté de l’humain, aussi. Dans cet entrecroisement, perce le mystère de la grâce de l’Esprit qui donne à l’homme la patience et le courage, la prudence et la joie d’apprendre à habiter le monde et d’ainsi se préparer à accueillir la création nouvelle.

En tant qu’éthicien, estimez-vous que la crise sanitaire a été́ bien gérée par les pays occidentaux, dont la France ? Pourquoi cette visible impréparation, ces atermoiements et ces ratés malheureusement indiscutables ?

La sidération a été à la mesure d’une double prise de conscience : d’une part que la globalisation du monde est effective, d’autre part que l’impossibilité de maîtriser toutes choses, la fêlure de la vulnérabilité, la difficulté d’affronter l’échec et l’impuissance sont notre lot commun.
Moins que l’impréparation de la puissance publique, puisque la connaissance naît de l’ignorance constatée, la faiblesse des moyens disponibles a souligné combien une politique et un système de santé ne peuvent être soumis de manière univoque à une prétendue rationalisation économique qui serait de surcroît indexée sur le court terme. L’insuffisance en masques, en tests, en lits de réanimation et en soignants n’a pas été que criante, mais aussi cruelle.
Les autorités ont donc eu à affronter la crise sanitaire en tenant ensemble deux fils, celui de la prise en charge des malades et de la prévention au sein de la population, celui des mesures à apporter pour pallier les déficiences avérées. Il fallait dans le même temps ne pas paralyser un appareil hospitalier vite saturé et combler les manques en moyens et en personnels. Dans un tel contexte, réellement contraint, les responsables politiques ont fait pour le mieux. Mais ils n’ont pu le faire, et ils n’en disconviennent pas, que grâce au sérieux professionnel et civil qui a émané avec une force extraordinaire de la société. C’est cette solidarité généreuse qui a permis de parer au pire.
Mais le moment de l’urgence passé, viendra le temps de la durée. L’après ne constituera pas moins un défi pour les autorités politiques. Afin de le relever, il leur sera impératif de communiquer clairement, de gagner la confiance de l’opinion, de mettre les acteurs en synergie et les subsidiarités en œuvre, de s’appuyer sur les corps intermédiaires, de consolider les processus consultatifs. Le tout, à chaque niveau, à chaque instant, sans exclusive aucune. En bref, un défi de santé publique à surmonter engage aussi le défi de veiller à la santé démocratique.

Quel vous apparaît être, rétrospectivement, le plus grave défaut qui a nui à la parole et à l’action des institutions au point de susciter la méfiance à leur égard ?

Au cours de la crise, est impérieusement revenue la tentation d’une certaine philosophie de la médecine qui s’octroie pour mandat de mener la « guerre » à la maladie. Ce qui ne revient pas seulement à confondre la faculté et l’armée, l’hôpital et la caserne. Une telle conception fait écho au mythe prométhéen de la maîtrise absolue. Bien qu’alimentée par toutes sortes d’experts déversant des flux de chiffres et multipliant les déclarations péremptoires au gré des divers lobbyings académiques ou industriels qui se disputent le nouveau « front » du coronavirus, cette représentation belliciste a été vite mise à mal.
Le langage de la puissance affirmée se révèle immanquablement décourageant, voire décrédibilisant, lorsqu’on n’a pas les moyens de sa volonté déclarée. Il risque également de minorer l’objectif, qui consiste certes à préserver la santé du plus grand nombre, mais aussi à veiller au respect des personnes, de leurs libertés et de leurs singularités. Il risque enfin d’accélérer la construction anxiogène d’une société de la défiance, à la fois individualiste et coercitive.
Les « dommages collatéraux » que ce discours a produits, pour reprendre ici sa terminologie guerrière, sont nombreux : les besoins exagérés de se prémunir contre les autres réduits à de potentiels contaminateurs, les angoisses vaines pour soi et ses proches entretenues par le matraquage des chiffres et l’absence de tests encourageant les replis néfastes, les confusions entre les expérimentations et les protocoles, les illusions et désillusions sur les panacées promues à grand bruit, toutes choses dues à une information qui a frôlé, même sans le vouloir, la « propagande », autre terme de mise, dès lors qu’on rend les débats en cours instantanément accessibles au public sans lui donner la possibilité de les apprécier d’un point de vue critique.
Mais surtout, et plus gravement encore, il faut porter au bilan de ces dégâts l’abandon à l’isolement de celles et ceux jugés incapacités et incapacitants au regard de la « mobilisation », qui n’ont pas l’endurance et la puissance pour y participer ou qui pourraient l’encombrer de leurs faiblesses, à commencer par les personnes âgées qui paient le plus lourd tribut à la pandémie.
Mieux aurait valu, je pense, utiliser la métaphore de la résistance. Le bénéfice aurait été notable car, face à la pandémie, l’idée de résister aurait permis d’embrasser à la fois les dimensions individuelle et collective, de souligner l’interdépendance de tous, de nommer les insuffisances de moyens, de préciser les forces et les faiblesses du corps social et de solliciter l’effort de chacune et de chacun pour intégrer de façon solidaire les failles et les besoins dans leur ensemble, de manière panoramique et dynamique.

Par contraste n’a-t-on pas vu affleurer, au sein de l’opinion, un certain sentiment de cette universalité si souvent décriée mais que la crise sanitaire aurait ramenée sur le devant de la scène ?

Si la peur a été générale, se diffusant de continent en continent, ces semaines sans précédent ont plutôt fait la preuve que la visée de desseins globaux n’est possible qu’à la condition que l’on porte toute l’attention nécessaire aux réalités locales. Une des principales leçons de cette indéniable « pan-démie », totalisante par définition, est que la compréhension authentique de l’universel nécessite le retour à la considération admirative du particulier. Elle est cruciale en ce qu’elle devrait nous obliger à déployer partout le sens plénier de la dignité humaine, en chaque personne, dans toute communauté, et à partout remettre sur le métier l’impératif des pratiques démocratiques.
Qu’avons-nous vu en effet ? Dans les sociétés riches, fières de leur productivité, accoutumées au culte de la performance, très nombreux sont ceux qui insistent aujourd’hui à manifester leur reconnaissance et gratitude à l’égard de groupes sociaux ou professionnels qu’ils avaient habituellement relégués dans l’oubli. Les mêmes peuvent difficilement omettre désormais les populations qui, à travers le monde, ont-elles aussi été condamnées à cette sorte de confinement de l’oubli. De quoi faudra-t-il nous souvenir ? De cette unité et de cette égalité, exhumées par une pandémie frappant simultanément tous les habitants de la Terre sans exception de condition ou de conviction.

En tant que médecin cette fois, comment lisez-vous la révolution qui s'est opérée sous nos yeux de la notion de soin et, surtout, du statut et rôle des soignants ?

Comme tous, je suis impressionné par le formidable effort qu’ont livré les soignants, les chercheurs, les responsables d’institutions publiques et privées afin de faire face à l’épidémie, d’instaurer les pratiques de prévention, de prendre soin des personnes atteintes. Je ne reste pas moins étonné que beaucoup de Français semblent découvrir que les soignants existent, qu’ils vivent parmi nous et qu’ils doivent être écoutés et entendus, eux qui, depuis des années, alertent l’opinion sur l’état réel du système de santé et de l’exercice de leurs métiers.
Pour autant, le Covid-19 a induit une très forte polarisation. L’absence de tests n’a pas permis, à la différence d’autres pays, de procéder à des isolations sélectives, par cas, ou partielles, par territoires. Ce défaut s’est traduit par l’adoption de la méthode antique du confinement général, laquelle est en effet propice à éviter au maximum, le temps où elle est imposée, la duplication exponentielle des foyers et des chaînes de contaminations. Or, ce dispositif place la population devant un redoutable paradoxe : d’un côté la gravité des possibles complications est très fortement médiatisée ; de l’autre, le rappel est incessant sur le fait que l’affection est souvent bénigne, voire asymptomatique ; enfin, on souligne constamment qu’une telle extrémité relève de la nécessité nationale afin de ne pas engorger les centres hospitaliers et les cabinets médicaux.
Du coup, les individus sont livrés à eux-mêmes. Ils se sentent invités, voire intimés à l’auto-surveillance. La prégnance de l’anxiété déjà dominante en ressort encore plus envahissante. Et se développe, par contre-effet, la pratique de la « téléconsultation », dont il conviendra de faire après-coup l’évaluation rigoureuse au regard de ses conséquences pour la condition du patient dans une période où, d’ores et déjà, la clinique semble céder le pas devant la technologie.

La mutation dans la pratique médicale que vous venez d’indiquer paraît trop importante mais aussi quelque peu opaque au regard ordinaire pour ne pas appeler un commentaire explicatif. Pouvez-vous la préciser ?

C’est sans surprise que cette question est revenue dans les divers débats, articles et tribunes qu’a inspirés la pandémie : qu’en est-il des relations entre les univers de la recherche et du soin ? Au-delà des conflits d’école, la crise sanitaire a mis au grand jour un tournant : il est vital que la biomédecine s’attache à circonscrire l’articulation adéquate entre la recherche thérapeutique et la pratique clinique. L’encadrement juridique certes, mais aussi l’attachement à l’efficience ainsi que l’assurance de la sécurité, en sont d’importants critères. Un nouveau rapport à la médecine se développe peu à peu dont les acteurs ne sont pas seulement les chercheurs et les praticiens mais également le public.
Le risque que cette mutation comporte est que l’on en vienne à négliger le sens même de la démarche médicale. À savoir que la personne et le soin de la personne sont holistiques, que la santé et la promotion de la santé sont à penser en termes d’équilibre dynamique plutôt que de réparation à l’identique, que le retour à un état supposé de perfection est au mieux une fiction, au pire un leurre.
Or, ce qu’appelle le soin global est précisément la réinscription patiente, parfois incertaine, souvent complexe, mais toujours intime de chacun et de chacune dans ses conditions de vie, ses contextes relationnels, son environnement et son histoire. Au cœur des relations entre la recherche et le soin, se tient la relation primordiale entre le soignant et le soigné. Ce que nous ne saurions oublier.

Le champ de la médecine demeure donc conflictuel ?

Sans doute et il est bon qu’il en aille ainsi car, plus que toute autre, la règle de la disputatio, de la confrontation des thèses dans une quête partagée de la vérité, a illustré le régime de liberté de pensée inauguré par l’Université dès sa naissance au XIIIe siècle. Ce dont les dominicains Albert le Grand, Thomas d’Aquin, Maître Eckhart ont été alors d’éminents exemples. Seule cette liberté intellectuelle est garante de nos libertés concrètes. Et elle a pour condition le conflit des interprétations, mené il va de soi dans le respect des personnes.
De ce point de vue la crise actuelle signale un point noir hautement significatif qui demeure en suspens et dont attestent les praticiens de terrain. Réelle est leur inquiétude de voir disparaître des lieux médicaux un certain nombre de patients, en particulier souffrant de maladies chroniques, qui s’exposent à des risques sérieux s’ils interrompent leur suivi : cet état de fait, qui mêle divers facteurs, dont la crainte d’une contamination qui leur paraît plus fatale qu’une absence de guérison, doit interroger la médecine sur sa propension à construire de manière trop univoque le champ du pathologique. On ne saurait négliger qu’il faut aussi assurer la disponibilité des moyens que requiert la prise en charge de ces patients. Par ailleurs, pendant que l’on compte, non sans raison, les patients morts du Covid-19, d’autres meurent et, parmi eux, périssent de ces autres épidémies qui continuent de ravager des populations entières sans que l’on envisage de mobilisation massive pour les enrayer.
Assurément, dès demain, il y aura beaucoup à reprendre si nous voulons être cohérents avec la « redécouverte » du soin et des métiers de soignants qu’a provoquée la crise : la considération à manifester en actes à l’égard de cette activité et des personnes qui y travaillent, la révision à effectuer quant au sort du vieil âge dans les sociétés dites avancées, l’attention à porter à tous les individus vivant dans des lieux d’enfermement ou de relégation, le renforcement d’une culture de la prévention intégrant la face cachée que l’on recouvre sous le terme de facteurs de comorbidité, la redéfinition de la médecine à partir de l’obligation de moyens avant que de résultats. En bref, la santé valable pour tous, accessible à tous, soutenable par tous.

Le Coronavirus, pour compléter et conclure ce chapitre, ne suggère-t-il pas aussi une leçon qui relèverait plus de la philosophie générale que l’on nommait la métaphysique ?

Sans trop abuser de la transposition, il est un enseignement que le processus infectieux du Covid-19 rappelle à sa façon et qui offre à nos sociétés ainsi qu’à leurs responsables, mais aussi à nous-mêmes, une occasion de méditer sur le bon rapport entre l’ordre et le désordre : lorsqu’un corps mobilise ses ressources afin de résister à un agent pathogène, il doit éviter d’y opposer une sur-réaction qui, à son tour, se révélera encore plus radicalement pathogène. En conséquence et pour revenir à aujourd’hui, vouloir prendre à tout prix tous les moyens de « combattre » la pandémie revient à encourir le risque de provoquer des déséquilibres irréparables au sein de la société.

Ayant œuvré dans le cadre de comités consultatifs, que vous inspire la manifeste inclusion de l'expertise scientifique dans la sphère du pouvoir politique ? Est-ce un bien, un mal et pourquoi ou à̀ quelles conditions ?

Il apparaît souhaitable que, dans un contexte donné de crise sanitaire inédite, le pouvoir politique établisse un dialogue avec les experts scientifiques afin d’arrêter ses décisions en s’appuyant sur la meilleure information possible qu’ils peuvent délivrer en l’état. Trois prudences sont cependant requises.
La première est de se doter d’une expertise scientifique interdisciplinaire et, le cas échéant, contradictoire au sein d’une même discipline : c’est là un moyen pour l’État de se tenir à distance, autant que faire se peut, des pressions lobbyistes. Puisque le principe veut qu’en France l’expertise scientifique soit indépendante du pouvoir politique, il est important de prendre les moyens qui en garantissent l’effectivité.
La deuxième est de s’attacher à ne pas réduire la fonction politique à la gestion de crise et à la prise de décision alors qu’elle comporte aussi l’explicitation de la visée et de l’action, laquelle ne peut se suffire d’un simple renvoi à l’expertise des experts : à côté du conseil scientifique, un comité sociétal chargé de formuler et transmettre les questions que se pose la population, apporterait un complément utile, si ce n’est indispensable. Ce ne serait, là encore, que marquer l’importance que revêtent l’implication et la participation des corps intermédiaires en temps de crise, mais aussi et d’autant plus en temps ordinaire.
La troisième prudence est que la démocratie, précisément, demande sans cesse à être promue et ce, tout particulièrement lorsque menace une conception biopolitique du monde qui s’autoriserait, au prétexte de la bonne intention de sauvegarder la vie, des prises de pouvoir inacceptables sur les individus et le corps social.
Dès lors, vous le comprenez bien, l’avancement de la démocratie peut être un fruit de cette crise selon la manière dont nous la traverserons. Dans tous les cas, tel doit être l’horizon constant des orientations et décisions prises. Et telle doit être leur dynamique. D’où la nécessité absolue, de recourir à la représentation parlementaire et aux instances locales dans une démarche concertée et nourrie de réciprocité avec le pouvoir central. À moins de quoi grand est le risque de voir s’instaurer une sorte d’autocratie de l’expertise dénuée de toute légitimité autre que sa capacité à s’imposer en temps d’incertitude.

L’État cependant n’est pas tout de la société, non plus que le gouvernement tout de la Cité. D’autres dispositifs n’ont-ils pas contribué à cette déviation générale ?

Ce tableau ne serait pas complet, en effet, s’il excluait l’impact de ce que l’on nomme volontiers le « quatrième » pouvoir. Au fil de ces longues semaines de crise, les médias se sont efforcés de mener un vrai travail de pédagogie et les journalistes ont accompagné la population dans une commune acquisition d’un minimum de connaissances en virologie, épidémiologie, infectiologie et autres disciplines savantes. Certains choix et non-choix d’information, particulièrement dans le secteur audiovisuel, ne laissent toutefois d’interroger : communication en temps réel des discussions entre scientifiques quand bien même aucun consensus théorique ne s’est dessiné, agglutination sur le nombre de morts alors qu’il est impossible d’établir une comparaison avec le nombre de contaminés, effacement de presque toute autre nouvelle ou débat alors que l’actualité est restée étonnamment diverse. Par ce biais, de paralysante dans les faits, la pandémie s’est retrouvée hégémonique dans les esprits.

En tant qu'ancien Maître de l'Ordre dominicain, quel regard portez-vous sur la dimension planétaire de la crise, sur les inégalités continentales face à la crise sanitaire et sur le besoin de réviser les cadres de la coopération internationale ?

À l’évidence, le virus n’atteint pas de la même manière, ni dans la même temporalité, toutes les parties du globe. Compte tenu des conditions de vie pour une majorité des populations dans l’hémisphère sud, nous pouvons et devons être inquiets à l’idée qu’il s’y propage intensément. La pauvreté qui toujours force à la survie, à la promiscuité et à l’insécurité, l’absence d’infrastructures souvent, l’incurie politique parfois font craindre qu’une telle propagation n’ait des conséquences dramatiques sur la multitude extrêmement vulnérable qui y vit. J’espère que d’ores et déjà les pays nantis travaillent avec les pays démunis pour anticiper une telle éventualité et mettent en place des moyens massifs pour y parer. Mais j’espère encore plus vivement qu’il ne s’agira pas, cette fois, d’un vœu pieux.
En écho à l’appel lancé par le pape François, l’initiative que promeut Paris, et qui consiste en l’annulation de la dette de l’Afrique, va dans ce sens. Mais sera-t-elle suivie par la communauté internationale ? Quelle unanimité, rapidité, entièreté seront ou ne seront pas au rendez-vous ? L’urgence est d’en finir avec les discours et d’entreprendre les actes qu’ils réclament. Là réside le passage consciemment assumé entre l’avant, le moment et l’après du Covid-19.

Faut-il dès lors s’accorder avec ceux qui prophétisent l’effondrement de la mondialisation qu’ils jugent par ailleurs responsable de la catastrophe en cours ?

Ce ne serait pas prendre en compte la complexité du phénomène. Certes, la crise sanitaire a rendu visible la densité des interdépendances croisées à l’échelle de la planète, qu’il s’agisse bien sûr de la mobilité, mais aussi et surtout des réalités économique et politique. Pour autant, les effets de la mondialisation, manifestes dans la pandémie, se manifesteront encore plus dans ses conséquences. L’économie globale ressortira durablement fragilisée par l’arrêt puis le ralentissement général de l’industrie et du commerce qu’a entraînés le long confinement de plus d’un être humain sur deux. Et cette fragilité accrue, si rien n’est fait, sera appelée à creuser les inégalités antérieures qui étaient déjà insoutenables. Non seulement la logique de la financiarisation du monde ne disparaîtra pas, mais elle se montrera encore plus sélective et destructrice.
D’où la seule alternative qui se présente à nous. La crise révèle à la fois l’impératif de penser à nouveaux frais nos certitudes sur la manière d’habiter le monde et l’impératif de trouver les moyens de les penser conjointement. Il ne s’agit pas de supprimer l’interdépendance, mais d’en changer l’orientation. Comment ? En procédant à un retissage plus solidaire des modes de vie, de production, de consommation, mais aussi des échelles financières, des marchés internationaux et des endettements nationaux. Le kairos est là qui permettrait de passer de la générosité avec laquelle s’est déployé le soin prodigué aux malades à une créativité généreuse pour prendre soin, ensemble, de la maison commune.

Quels sont et où sont les leviers qui permettraient une telle révision de la globalisation ?

Ma conviction demeure que, pour ne pas s’abîmer dans l’agitation, l’action doit s’enraciner dans la contemplation. Au cours du confinement, des intellectuels de tous horizons et de tous bords ont publié d’intéressantes réflexions sur l’après. Il faut elles aussi les déconfiner et, sans tarder, commencer à les mettre en conversation de sorte que, par-delà l’émotion qu’a provoquée la crise, la recherche des meilleures voies possibles pour consolider notre avenir commun, soit non pas collective, mot du passé, mais fraternelle, mot du futur. Les paroles courageuses du pape François, le jour de Pâques, ont énoncé, à mon sens, plusieurs des critères essentiels pour ce faire.

En tant que religieux ayant choisi de vivre selon une règle, en l’occurrence dominicaine, quelles incidences a eu, a et aura selon vous le confinement sur les mentalités des sociétés matérialistes ?

En médecine, on dit que la guérison ne correspond jamais à un retour à l’état initial. L’expérience du désordre, du déséquilibre, de la non-fiabilité, même lorsque la maladie a disparu, transforme le corps et l’esprit comme leur intégration. Ce n’est pas trop s’avancer que de postuler qu’il en va de même pour une telle crise. Factuellement, nous nous sommes confrontés à une grave pandémie virale d’autant plus inquiétante que, pour la première fois, nous avons pu suivre, jour après jour, de pays en pays, de statistique en statistique, son ombre létale et ses conséquences ravageuses. Mais, plus profondément, la pandémie a déstabilisé les sociétés qui s’étaient établies dans l’illusion de la maîtrise et, de ce fait, les déséquilibres masqués, les fractures enfouies, les désastres ensevelis ont été mis en pleine lumière.
Quant aux mentalités modernes, elles sont certes aveuglées ou presque par un consumérisme tangible, un matérialisme déclaré, un puissant individualisme ainsi que par une sorte de nonchalance frivole devant l’instrumentalisation frénétique des ressources de la terre et de l’humanité. Elles ont démesurément compté sur les puissances de la technoscience afin de poursuivre cette fuite en avant, rêvant même que dans le futur la biomédecine les libérerait de la mort, sans percevoir ce que leur culte de l’illimité recelait de proprement mortifère.
Cette sorte de crédulité, qui n’est pas sans rappeler la « pensée magique » qu’une anthropologie douteuse prêtait à tort aux peuples archaïques, a été mise en cause par un organisme infime, invisible et incontrôlable. La rupture est donc dramatique. Et le traumatisme persistera d’autant plus profondément, même si l’on cherchera à le recouvrir par une revanche de la jouissance, que le très hypothétique retour « à la normale » sera lent et s’apparentera à une longue convalescence.

Deux pronostics s’opposent à chaque bout du spectre des grandes prévisions. Celui de la reprise de la course aux biens qui, quoique secouée, continuera. Celui de l’émergence d’une conscience nouvelle qui donnera lieu à une sorte de spiritualité aussi informelle que diffuse. Que vous évoquent ces deux visions ?

C’est à ce carrefour de la désillusion, afin qu’elle n’emprunte pas les voies du désabusement nihiliste ou de la dérive imaginaire, que les traditions spirituelles ont à offrir et à partager leurs trésors. La révélation biblique rappelle sans cesse que l’alliance entre les humains, entre les humains et Dieu, rend impératifs la dénonciation et l’abandon des idoles. Je crois que nous sommes placés devant ce défi aujourd’hui. Un défi que, depuis ses débuts, la tradition chrétienne n’a eu de cesse d’intérioriser.
Les disciples de Jésus – les tout premiers chrétiens en quelque sorte – ont eux aussi connu une période de confinement au lendemain de la crucifixion de Celui en qui ils avaient mis toute leur confiance. Ils ont été tentés de revenir à leur « vie d’avant », sachant sans doute qu’ils seraient plus inquiets, plus tristes, plus désespérés mais qu’ils retrouveraient leurs sécurités d’antan.
Le mystère de Pâques, la rencontre du Christ ressuscité, les a poussés à rompre le confinement où ils se tenaient sidérés et tremblants, mais à en sortir différents qu’ils n’y étaient entrés, habités par de nouveaux horizons d’espérance, mus par la conviction que la destinée de l’humanité devait se lire comme une promesse dont la vie concrète pouvait être le signe : promesse de la fraternité. Et ils sont alors partis à la rencontre des nations pour proclamer l’irruption d’une vie nouvelle, portée par un élan jusqu’alors inouï mais initié par le Christ : prendre le risque de sa vie pour que tous l’aient, ensemble, en abondance. C’est en pressentant la profondeur de ce mystère de la kénose du Christ que les disciples ont pu sortir, différents, pour proclamer l’avènement d’une vie nouvelle ! Ils ont ainsi inversé le phénomène de la dispersion dont la tour de Babel avait marqué l’avènement. Ce fut Pentecôte !

En tant que chrétien et catholique, estimez-vous que l'Église et les Églises ont su trouver leur juste place dans ce bouleversement ? Comment pondérer l’écart qu’ont connu leurs fidèles entre la frustration communautaire et l’amplification de la prière personnelle qu’a causées l'empêchement de célébrer les rites et les fêtes ?

En France, comme il en est allé pour les principales dénominations religieuses, les Églises se sont totalement engagées dans la résistance à la pandémie. Elles ont adopté les mesures de prévention et de distanciation sociale, participé à la réflexion collective, accompagné les personnes isolées ou vulnérables, animé des cellules d’écoute et, bien sûr, elles ont prié pour les vivants, les malades et les défunts. Tout cela a contribué à les consolider dans leur témoignage de fraternité auprès de la « multitude ».
Quelle que soit la confession chrétienne, protestante, orthodoxe ou catholique, la période de confinement a fait qu’aucune assemblée ecclésiale n’a pu célébrer Pâques et nous avons ainsi tous eu à vivre le mystère central de notre foi à l’unisson avec le monde entier. Il est clair que ce contre-événement s’inscrira durablement dans la mémoire chrétienne. Plus péniblement, à la différence des baptêmes et mariages, ces sacrements d’allégresse aisés à reporter, les funérailles restreintes auxquelles a forcé la pandémie ont été la source de profonds déchirements. Mais, là encore, cette privation a été commune à l’ensemble des Français et, là encore, la crise sanitaire a mis en évidence le lent gommage de la mort dans notre société. Pareillement, ce souvenir tragique pour beaucoup devrait nous inciter à rebâtir ensemble ce que signifie un authentique au revoir.
Il est vrai qu’en contrepoint de la frustration, de nombreux chrétiens ont saisi l’opportunité de pratiquer plus intensément la prière personnelle et familiale, de s’initier à de nouvelles formes d’oraison, de rencontrer sur la toile de multiples célébrations susceptibles d’élargir leur connaissance de l’univers liturgique. D’un côté, on peut espérer que cette épreuve aura été l’occasion de fortifier la foi, de la redécouvrir ou de l’approfondir, d’échanger davantage sur elle et de l’échanger avec ses proches. D’un autre côté, on ne peut nier le manque que représente l’impossibilité de célébrer les rites et les sacrements, fondements de la vie chrétienne.
Le temps du discernement viendra pour examiner, avec du recul, ce qui s’est fait et ce qui aurait peut-être pu être fait autrement. Il faudra questionner en particulier la manière dont, se conformant au modèle des moyens de communication, l’Église comme « corps » a privilégié l’image de la célébration de l’eucharistie en l’absence de fidèles sur l’image de la célébration de la foi par des fidèles privés d’y participer.

Ceci pour le moment-Covid donc. Qu’en sera-t-il de l’après-Covid pour le christianisme, là encore appréhendé dans ses divers états ?

Comme pour tout le monde ! Le grand bouleversement provoqué par la crise pandémique ne manquera pas d’interroger les équilibres qui, pour être propres aux Églises, n’en ont pas moins été jusque-là considérés acquis. Malgré leurs différences constitutives, il leur faudra régler d’équivalentes questions qu’il deviendra plus malaisé de garder sous le boisseau.
Par-delà les variations culturelles, les mêmes tensions occupent chaque communauté eucharistique soucieuse d’être signe d’Église pour la vie du monde. Elles se déploient entre la privatisation de la foi et la vivification de la communion, entre la célébration rituelle et l’animation concrète, entre la valorisation locale et la centralisation institutionnelle, mais aussi, et de là, entre la vie interne et le rayonnement extérieur, entre l’éthique confessante et l’éthique sociale, entre le respect de l’autonomie incessible de l’univers séculier et la légitime attestation de l’intelligibilité spirituelle des réalités matérielles.
De ces interrogations sur la diversité des charismes et de cette conversation avec le pluralisme, pourrait émerger une théologie renouvelée de l’Église. Et la fécondité de ce renouveau serait d’autant plus grande si l’accompagnait, en parallèle, un dialogue fraternel lui aussi rénové avec les autres dénominations religieuses.

Pour conclure notre entretien sur une note plus personnelle comme vous ne les aimez guère, en tant que frère Bruno, Dieu vous a-t-il été́ différemment présent tout au long de cette crise ?

Le hasard de l’agenda qui était le mien a fait que je vis cette période de confinement auprès du monastère de Prouilhe, lieu où saint Dominique a établi en 1206 la première communauté, constituée de moniales contemplatives et dite de la « sainte prédication », qui est à l’origine du mouvement appelé à devenir, quelques années plus tard, l’Ordre des prêcheurs. Hasard d’un retour aux sources qui, se prolongeant, ne cesse de me rappeler que pour Dominique il n’y a pas de plus beau moyen de chercher et d’annoncer la vérité de Dieu que celui de la fraternité avec le monde dont Dieu veut être l’ami.

Propos recueillis par
JEAN-FRANCOIS COLOSIMO
© Le Cerf, avril 2020

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