Le Bon Samaritain
En entendant la question du docteur de la loi, je me dis que notre vocabulaire, notre manière de demander, trahit presque toujours l’univers mental qui est le nôtre. Qui ne rêverait - en tout cas, moi, j’en rêverais - d’avoir Jésus en face de soi pour lui demander : ‘’Dis-moi comment être vraiment vivant, dès maintenant ? Comment sentir que cette vie donnée par Celui que tu m’apprends à appeler Père - papa - que nul œil pourtant n’a jamais vu, que cette vie donnée me traverse et traverse toute chose, me relie à Celui qui donne et à tout ce qui reçoit. Comment savoir que je ne passe pas à côté de la vie véritable, celle que je pourrais vivre dès maintenant ?’’
Mais demander : ‘’que
dois-je faire pour avoir en héritage la vie éternelle ?’’, ne serait certainement pas ma
manière de demander cela. Dans ces quelques mots il est question de devoir,
de faire, et de posséder un héritage donc quelque chose qui vient après une mort, tout ça pour
parler de la vie ! La vraie vie ! La vie qui ne meurt pas, dont on pressent qu’on
l’habite dès maintenant, le plus en vérité.
Alors, je me dis que Jésus est sans doute un bon ‘’accompagnateur
spirituel’’ puisqu’il renvoie dans un premier temps notre docteur à son univers
mental, son cadre de pensée. ‘’Qu’y a-t-il d’écrit dans la loi ? Que lis-tu ?’’
Comment comprends-tu cette loi, dis-moi, toi qui parles de devoir et de ‘’faire’’
afin de posséder.
Et là, surprise, notre docteur répond très exactement ce
que répond Jésus à un autre docteur qui lui demandait quel était le plus grand
commandement. C’est un bon docteur a priori ! Et Jésus le confirme. Mais,
sommes-nous dans un débat d’idées où chacun se congratule ? Ou s’agit-il de
vivre ?
La question rebondit : ‘’qui est mon prochain ?’’ Ah, là, c’est
l’Autre, la personne, la rencontre qui est en jeu. Ne commencerait-on pas à entrer
dans la vraie vie ? Ici, il faut ‘mettre en scène’, comme savent le faire les
romanciers, avec des personnages qui cherchent la vie, qui sentent qu’ils
passent à côté et qui souffrent et qui meurent : des Madame Bovary et tant d’autres.
Alors, une parabole ! Nous la connaissons par cœur, avec ses personnages.
Or je constate que si Jésus répond à la question du docteur : ‘’qui est mon prochain ?’’, le personnage ‘Dieu’ qu’il fallait aimer de tout son cœur, de toutes ses forces, de toute son âme, semble avoir disparu. Ou plutôt, ne réapparaît-il pas, mais comme enfoui, au cœur de cette rencontre et de ce qu’elle suscite ? Car si l’on regarde bien, le prêtre et le lévite, qui étaient passés à côté de l’homme blessé sans doute pour se garder purs de tout contact impur afin de pouvoir bien servir Dieu, sont en réalité passés à côté de la vie qui se donne, de la vie saisie aux entrailles, de la vie miséricordieuse, donc de la vie divine telle que Jésus va la révéler, donc en réalité à côté de Dieu lui-même, si l’on peut dire. ‘Réapparaître’ ainsi, pour Dieu, c’est dire qu’une ‘’révolution’’ s’est produite entre temps, un nouveau dévoilement : celui de l’Incarnation. Dieu aux entrailles de l’homme, et Jésus, l’Homme venu de Dieu, l’Homme/Dieu. L’Infini, la Grandeur de Dieu, n’est plus tant là-haut, si loin, dans la représentation que nous nous en faisions, que dans cette fissure du quotidien, dans cette faille si l’on peut dire, tellement banale : la rencontre de l’Autre, et sans doute prioritairement de cet Autre blessé, qui requiert mon attention mais sans le dévorer de ma compassion, juste pour lui redonner son chemin de vie.
N’est-ce pas Dieu qui s’est fait le prochain de l’Autre en
cet autre qu’est le Samaritain ? N’est-ce pas ainsi que se dévoile l’Infini,
dans la banalité des jours ? Pourquoi cet homme a-t-il fait cela ? Pourquoi l’a-t-il
fait ainsi dans l’anonymat, sans en réclamer un retour, ne serait-ce que de
reconnaissance ? Pourquoi a-t-il impliqué l’aubergiste et ne s’est-il pas réservé
la place unique du ‘’sauveur’’ si l’on peut dire ? Pourquoi ? Voilà, au cœur de ce ‘’pourquoi’’ qui fait descendre
plus profond et dont aucune réponse, même psychologique, n’épuisera le sens,
dans cette fissure au sein de la vie qui pourrait se contenter de ses intérêts,
de son idéologie, - même religieuse - de sa tranquillité, voici qu’une
in-tranquillité fissure la vie paisible, auto-référencée, par une rencontre qu’elle
vient troubler et dé-router.
Et il ne semble même pas que le Samaritain le fasse au nom
d’une morale du devoir, d’un commandement. On a l’impression d’entendre l’exclamation
des gens dans la parabole du Jugement de Matthieu : ‘’mais Seigneur, quand donc
t’aurions-nous donné à manger, à boire, quand donc t’aurions-nous soigné, quand
donc tout simplement t’aurions-nous vu, Toi que nul œil ne peut voir ?’’
Le Samaritain, figure du frère universel, celui qui est là et
ne s’impose pas, qui donne et accueille et reçoit, qui associe et reprend sa
route, figure de Jésus lui-même, et de tous ceux qui suivront son chemin : des
François d’Assise ou des Charles de Foucauld.
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