Les deux voies : bonheur/malheur
‘’La voie du juste, la voie du méchant dit le psaume ! Une recette du bonheur… ? Dans un cas tu es heureux, dans l’autre, malheureux ! Ce serait un peu facile, et surtout très approximatif. Alors il faut creuser le sillon. Comprendre. Puisqu’on pressent pourtant une vérité dans cette parole qui nous bouscule. ‘’Heureux êtes-vous… mais quel malheur pour vous…’’
Clairement, et nous le voyons dès le psaume 1, l’Écriture évoque, bien des fois, deux horizons dans la vie des hommes. Peut-être se rappeler un des critères que donne le pape François pour le discernement : le temps prévaut sur l’espace. Le temps = la durée, le processus, ce qui s’engendre, ce qui naît et se développe en lien avec d’autres, qui prévaut sur l’espace = ce que je vois et comprends et vis ici et maintenant, mais qui est limité, ce que je perçois dans mon environnement immédiat.
1°) Dans l’un, c’est l’immédiat qui domine, les besoins, les plaisirs, la satisfaction, le contrôle (pour caricaturer : l’ici et maintenant, voire le ‘’tout, tout de suite’’) = un rapport à la vie comme quelque chose dont il faut profiter tant qu’il est encore temps parce qu’il vient, et souvent il est presque déjà là, le temps où l’on ne pourra plus en profiter = tout passe, est éphémère… une ‘’sagesse’’ du Carpe Diem.
2°) L’autre = à vue beaucoup plus longue et qui implique une responsabilité pour l’avenir, vis-à-vis de soi et des autres, et donc d’autres ressources intérieures pour tenir dans le temps présent (ai-je été une ‘’bonne ancêtre’’ se demande une chrétienne d’origine éthiopienne = n’ai-je pas déjà dévoré la part de mes enfants et de mes petits-enfants ?). En vue de ce qui naît, risque de naître, de ce qui est en germe et que je peux si facilement faire mourir. Je ne peux tout contrôler dans ce processus.
Dans la voie première, il s’agit d’être heureux sans que le bonheur ou le malheur de l’autre - présent ou lointain ; ici ou dans l’avenir - soit une inquiétude. Dans la deuxième voie, il s’agit de l’exigence d’un bonheur qui ne puisse se réaliser au détriment de l’autre, du prochain dans le temps ou l’espace, sans son bonheur ou malheur à lui, à elle, que je ne connais peut-être pas et qui n’est même peut-être pas encore né.
Dans la première voie, on pourrait parler de la vie repliée
sur soi = ce que St Paul appelle la vie selon ‘’la chair’’, sans autre horizon
qu’une vie dont la satisfaction ne dépasse pas un horizon immédiat, sans grande
espérance (car si tu as une espérance, alors tu commences à œuvrer pour qu’elle
se réalise, sinon, tu vis ce que tu peux, ici et maintenant).‘’Mangeons, buvons
et mourons’’, dit encore l’apôtre. La création est ici comme un produit fini
qui va se périmer et que je dois consommer avant qu’il soit trop tard. Comme
dit le prophète Jérémie : malheureux (maudit) l’homme qui met sa confiance dans
un mortel (dans ce qui est mortel), sans se soucier de ce qui vit et ne meurt
pas (Dieu).
Dans la seconde voie, c’est la vie ouverte, ou plutôt la vie qui s’ouvre, la vie ‘’selon l’Esprit’’ dira St Paul, celle qui ouvre son horizon dans le temps et l’espace et qui prend conscience de l’interaction de tout et de tous, de la liaison de tout et de tous dans l’espace et dans la durée (‘’un membre s’élève, tout le corps s’élève, un membre s’abaisse, tout le corps s’abaisse’’), sans faire de mon intérêt immédiat le seul critère de discernement et de décision. La création est ici un processus : je suis, tout est ‘’en création’’, elle qui gémit dans les douleurs de l’enfantement, et, si je ne perçois pas clairement ce qui s’accomplit, je crois pourtant que cela s’accomplit et que je peux y contribuer. J’ai une responsabilité. La vie est comme aspirée par ce qui n’est pas encore mais qui vient. Et je peux collaborer à cet avenir. Ou le tuer dans l’œuf.
En Luc, lorsque Jésus descend de la montagne, après une longue prière durant laquelle il se relie au Père, à la source de la Vie, alors, il appelle ses apôtres. On pourrait croire que tous ces gestes de puissance, tous les miracles qu’il réalise et les guérisons qu’il opère, c’est ‘’ça’’ le Royaume de Dieu. Quelque chose d’un peu enfantin, du style du super-héros hollywoodien venu sauver l’humanité sans qu’elle n’ait rien à faire, que de se ‘laisser faire’. La prédication qui vient, et qui s’adresse aux trois cercles : apôtres, disciples et foule - donc à tous - remet, si je puis dire, les pendules à l’heure. ‘Il est de votre responsabilité d’emprunter la voie qui va vers la vie ou vers la mort’. Réfléchissez ! Jésus se relie bien à toute la tradition des Écritures : ‘’choisirez-vous la vie ? Choisirez-vous la mort ?’’
Dans ces choix que nous opérons, consciemment, ou parfois par simple habitude, et qu’il nous faudrait interroger, l’option du croyant, l’espérance du croyant, n’est-elle pas la plus raisonnable ? L’horizon de la vie, cette vie où tout est relié, connecté, où tu ne peux pas faire ton bonheur sans celui des autres - sinon quel malheur pour tous ! - pourquoi l’arrêter, cette vie, avec la mort ? N’est-ce pas la dernière limite, celle de l’ici et maintenant, que la foi nous fait franchir ? La dernière limite de la vie repliée, de ‘’l’à quoi bon’’ puisque tout est mortel, tout passe. Oh, avec humilité et sans triomphalisme ! Mais justement comme une espérance infinie. Folle mais tellement raisonnable. Comme pour ne jamais sombrer dans le désespoir, même quand tout semble aller vers la mort. La vie qui va vers la Vie ! La vie qui se dépouille pour renaître. La vie re-suscitée. St Paul : quel malheur si notre espérance en Christ n’est que pour cette vie-là. Elle l’est, bien sûr, mais la déborde tellement.
Entrer dans cette espérance et agir en conséquence = chemin du juste. Qui écoute la voix de la Vie donnée, et qui se donne en retour ; la Voix du Verbe de Vie qui interpelle : ‘’Heureux es-tu… Mais quel malheur pour vous si… !’’
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