lundi 3 mai 2021

Père Gilbert Brun et Pierre-Yves Péguy : « le spirituel lui-même charnel » de Péguy

MEDITATION LORS DE LA MESSE DU 2 MAI 2021

Mots Introductifs par père Gilbert Brun

Le dimanche 18 avril nous avions comme texte d’Évangile celui de St Luc (24, 35-48), texte dans lequel le Christ indique à ses apôtres « touchez moi, regardez : un esprit n’a pas de chair, ni d’os comme vous le constatez que j’en ai ». J’évoquais dans mon homélie « le spirituel lui-même charnel » de Péguy.

Nous avons souhaité prolonger ce mystère de l’incarnation en lisant quelques-uns des 1 911 quatrains, des 7 644 alexandrins écrits par Charles Péguy dans son poème Eve publié en 1913.

Dans cette tapisserie Péguy convoque Ève du texte de la Genèse non pas comme la séductrice ou la tentatrice mais comme la mère de l’humanité, la fiancée du Cantique des Cantiques, la Chair au sens de la Création et non comme antithèse de l’esprit. Ève est tout homme, toute âme qui répond à l’appel de Dieu. Jésus s’est fait homme, il est passé dans l’histoire et la Chair, la Création trouvera grâce devant Dieu par Lui comme nouvel Adam. Le Charnel relie alors l’éternel et le temporel et l’arbre de la connaissance du jardin d’Eden lie celui de la nature et de la grâce.


Lecture extraits des quatrains 838-872 pp.1274-1276 par Pierre-Yves Péguy

« Jésus parle.

(…)

Seigneur qui les avez formés de cette terre,

Ne soyez pas surpris qu’ils soient trouvés informes,

Et bossus et bancals et sournois et difformes,

Et mauvaise nature et mauvais caractère.

(…)

Seigneur qui les avez pétris de cette terre,

Ne vous étonnez pas qu’ils soient trouvés terreux,

Vous les avez pétris de vase et de poussière,

Ne vous étonnez pas qu’ils marchent poussiéreux.

(…)

Seigneur qui les avez pétris de cette humble matière,

Ne vous étonnez pas qu’ils soient faibles et creux.

Vous les avez pétris de cette humble misère.

Ne soyez pas surpris qu’ils soient des miséreux.

(…)

Car le surnaturel est lui-même charnel

Et l’arbre de la grâce est raciné profond

Et plonge dans le sol et cherche jusqu’au fond

Et l’arbre de la race est en lui-même éternel.

 

Et l’éternité même est dans le temporel

Et l’arbre de la grâce est raciné profond

Et plonge dans le sol et touche jusqu’au fond

Et le temps lui-même est un temps intemporel.

Et l’arbre de la grâce et de l’arbre de nature

Ont lié leurs deux troncs de nœuds si solennels,

Ils ont tant confondu leurs destins fraternels

Que c’est la même essence et la même stature.

 

Et c’est le même sang qui court dans les mêmes veines,

Et c’est la même sève et les mêmes vaisseaux,

Et c’est le même honneur qui court dans les mêmes peines,

Et c’est le même sort scellé des mêmes sceaux.

(…)

Toute âme qui se sauve ensauve aussi son corps,

Comme une sœur ainée emporte un nourrisson.

Et toute âme qui touche aux suprêmes rebords

Est comme un moissonneur au bord de la moisson.

 

Et l’arbre de la grâce et l’arbre de nature

Sont liés tous les deux de nœuds fraternels

Qu’ils sont tous les deux âme et tous les deux charnels

Et tous les deux carême et tous les deux mâture.

(…)

Et tous les deux crées et tous les deux créature,

Et tous les deux vaisseaux sur le même Océan,

Et tous les deux armés de la même armature,

Et tous les deux berceaux  sur le même néant.

(…)

Et l’un ne périra que l’autre aussi ne meure.

Et l’un ne survivra que l’autre aussi ne vive.

Et l’un ne restera que l’autre ne demeure.

Et l’un ne passera sur la suprême rive,

 

Que l’autre aussi ne fasse un semblable voyage.

Et l’un ne partira dans son dernier trousseau

Que l’autre aussi ne fasse un tel appareillage

Et ne s’embarque aussi sur un dernier vaisseau.

 

Source : Péguy, Charles (2014), Œuvres poétiques et dramatiques. Gallimard, Collection de la Pléiade. NRF. 1 828p.

1ere édition : Péguy, Charles (1913), Eve, Cahiers de la quinzaine. 4eme cahier de la quinzième série.

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