Le cri du cœur d’un prêtre à propos des abus sexuels dans l'Église
Curé dans le diocèse de Bordeaux, le père
Pierre-Alain Lejeune a écrit ce texte très fort le jour de la remise du rapport
de la Ciase, exprimant le désarroi de tous ces prêtres innocents qui
poursuivent leur travail « la honte au front et le cœur brisé », portant
avec l’Eglise le fardeau des abus sexuels commis par leurs frères.
Il fait partie de ces prêtres qui tentent, jour après
jour, d’accomplir leur mission dans la fidélité au Christ, sans trahir. De ces
prêtres qui ne sont pas auteurs d’abus sexuels et n’ont pas cherché à ignorer
la souffrance des victimes, mais qui portent aujourd’hui avec humilité le
visage défiguré de l’Eglise en tant que membres du même corps. Curé de quatre
paroisses du diocèse de Bordeaux, le père Pierre-Alain a pris la plume pour
exprimer dans ce texte (publié sur son blog) tout son désarroi face
aux chiffres accablants du rapport Sauvé révélé le 5 octobre, pour dire sa
sollicitude envers les victimes, de la difficulté d’être prêtre aujourd’hui,
mais aussi, malgré tout, de son espérance pour l’avenir.
« Aujourd’hui, prêtre »
En ce mardi gris d’octobre, j’ai continué mon travail
comme une bête de somme traçant le labour sous la pluie froide. J’ai poursuivi
en essayant de ne pas trop me retourner, de ne pas perdre le rythme du cheval
de trait qui sait qu’il ne doit pas s’arrêter au milieu du sillon. Et pourtant,
Dieu sait si j’ai eu envie de lâcher l’attelage, accablé par le rapport de la CIASE rendu public ce
matin. Dieu sait si j’ai souvent pensé aller, toutes affaires cessantes, me
réfugier dans l’église voisine, fermer la porte et pleurer devant Dieu pour
tant de misère.
Aujourd’hui j’ai continué mon travail, la honte au
front et le cœur brisé ; j’ai continué parce que je ne pouvais laisser seul le
vieil homme qui attendait de recevoir l’onction des malades, ni renoncer à
visiter une famille endeuillée, ni oublier ces fiancés préparant leur mariage.
J’ai continué avec toutes ces questions se bousculant en moi : Pourquoi
ai-je voulu devenir prêtre ? Pourquoi me suis-je
mis au service de cette Église dont j’ignorais tout de la face hideuse qui est
révélée au grand jour ? A l’époque, aurais-je répondu de la même manière, si
j’avais su ?
Aujourd’hui j’ai continué à poser les gestes du
ministère en faisant le dos rond, portant dans ma prière douloureuse les milliers de vies brisées et les silences complices :
les victimes et les bourreaux. J’ai fait le dos rond, sentant autour de moi, la
suspicion portée sur mon habit de prêtre et l’état de vie que j’ai choisi : le
célibat. Ce célibat qui depuis 25 ans, je dois le dire, m’a procuré bien plus
de joies que de peines.
Aujourd’hui j’ai continué tant bien que mal à
rejoindre des personnes en attente d’une parole ou d’un geste, j’ai continué à
faire mon métier de prêtre. Et si ce n’était qu’un métier, je pourrais au moins
démissionner et chercher à gagner autrement ma vie. Mais voilà… on devient
prêtre par amour du Christ et de son Église. Et l’on ne quitte pas celle que
l’on aime simplement parce qu’un matin ténébreux, elle nous apparaît laide. On
ne la quitte pas, même lorsque soudainement, on se retrouve éclaboussé par sa
laideur.
Aujourd’hui, j’ai continué à répondre au téléphone et
aux nombreux messages quotidiens de celles et ceux qui cherchent un peu de
lumière dans l’ordinaire de leur vie ou dans les drames profonds qui les traversent ;
j’ai continué en me demandant pourquoi il me fallait porter le poids d’un péché
commis par d’autres, porter au front la honte de ce que je n’ai pas commis.
Sans doute cette douleur nous rapproche t-elle un peu des victimes d’abus
sexuels qui, plus que tout autre, payent pour un crime qu’elles n’ont pas
commis. Peut-être nous rapproche t-elle un peu de notre Seigneur Jésus Christ
qui, d’une manière unique, a payé pour les péchés qu’il n’a jamais commis.
J’ai continué en priant de tout mon cœur pour les innombrables
victimes de ces prêtres prédateurs qui ont usé d'une si belle vocation comme d'un filet
de chasseur pour mieux capter leurs proies. J’ai continué en priant aussi pour
tous ceux qui seront pris par l’envie de quitter le navire de l’Église.
Bruyamment ou sur la pointe des pieds. J’ai continué pour résister à l’illusion
pharisienne ; l'illusion qu’en nous éloignant des bourreaux nous serions
innocentés de tout mal. J’ai continué en m’efforçant de ne pas déserter le
champ de bataille. Or le champ de bataille, ce n’est pas seulement l’Église
salie par la faute de ses membres ; le champ de bataille est en chacun de nos
cœurs. Le mal n’est pas seulement chez l’autre ou chez les autres ; le mal est
en chacun de nous, sous des formes diverses certes, mais il est là, tapi comme
une bête sauvage qu’il nous faut dominer. J'ai continué en essayant de ne pas
déserter mon coeur meurtri.
Christian de Chergé, moine de Tibhrine en Algérie,
assassiné en 1995, écrivait quelques mois avant sa mort : « J’ai
suffisamment vécu pour me savoir complice moi aussi, du mal qui semble,
hélas, prévaloir dans le monde ». Lui, le saint ! Lui, l’homme de
paix, se reconnaissait complice du mal qui allait pousser ses propres bourreaux
à le tuer. Et il priait pour eux… C’est peut-être cela la sainteté : ne pas se
croire innocent d’un mal reconnu chez les autres, même le pire ; savoir que le
vrai combat se joue à la porte de notre cœur.
Aujourd’hui j’ai continué à pédaler sous la pluie et
dans le vent froid d’automne pour aller célébrer la messe avec quelques fidèles
aussi blessés que moi par cette dure réalité. Ensemble nous avons célébré le
mystère du Christ mort pour nos péchés ; lui l’innocent, mort pour sauver le
criminel. Et ensemble nous avons crié vers Dieu : « délivre-nous du mal »
!
Aujourd’hui, en ce sombre mardi d’octobre, j’ai
continué à être prêtre parce que je sais que cette mission est plus grande que moi et
que je n’en serai jamais digne ; j’ai continué à donner Dieu aux gens que je
rencontrais, ce Dieu que je ne possède pas mais qui, un jour, s’est saisi de
mes pauvres mains d’homme pour se donner au monde. Aujourd’hui, j’ai continué à
être prêtre par amour du Christ et des hommes qu’il aime.
La Rédaction de Famille Chrétienne
Publié le 8/10/2021
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire